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Crises sociales : comment l'immobilier contribue à la fracturation de la société Le 26/12/2019
UI - Actus - 26/12/2019 - Crises sociales : comment l'immobilier contribue à la fracturation de la société
Euphorie des professionnels : le marché immobilier est au mieux de sa forme ! Pourquoi ? Parce que les ventes explosent et que les prix montent, et montent encore ! Malheur à qui osera évoquer les risques de bulle ou les effets pervers de cette mécanique que rien ne semble pouvoir enrayer. Alignement des planètes titre un grand réseau d'agents immobiliers : un immobilier qui monte est forcément bon pour le moral, bon pour l'économie, et même pour les finances publiques ! Et pourtant, avec la crise écologique qu'il contribue à alimenter, c'est peut-être le pire des dangers qui nous guettent : un boulet de plus en plus lourd pour l'économie et un poison pour la société qu'il contribue à fracturer !

Un marché en pleine forme ? A voir...



Les yeux rivés sur l'immobilier parisien et celui des grandes métropoles, la communication des acteurs professionnels (notaires, agents immobiliers, plateformes d'annonces), ne tarit pas de superlatifs. En cette fin d'année, le mot de Yann Jéhanno, Président du réseau Laforêt résume peut-être le mieux l'euphorie ambiante (1) : "le marché de l’immobilier ancien confirme son ultra dynamisme en 2019, avec le passage symbolique du million de transactions réalisées. Ainsi, pour la 4ème année consécutive, tous les voyants sont au vert, conséquence de taux d’intérêt extrêmement bas et d’un regain de confiance des Français dans la situation économique du pays. Ainsi, malgré les conflits sociaux qui émaillent la fin de l’année, le marché immobilier ne dément pas sa bonne tenue".

Insouciance intéressée ? Certainement, alimentée par une demande soutenue, dopée par des taux d'intérêt plancher, un open bar des banques à toutes les clientèles solvables, au moins sur le papier, et même aux revenus modestes via les dispositifs d'accession sociale ! Une demande mue par la conviction qu'il est préférable d'acheter que louer, et que la plus-value sera au rendez-vous, car l'immobilier ne ment pas ! Sur les cartes fournies généreusement à la presse, les prix qui montent sont en vert, ceux qui baissent en rouge. Plus c'est vert, mieux c'est...

Seulement cette vision, faite de moyennes ou de chiffres des plus grandes métropoles, cache une réalité moins rose : celui des zones rurales et des villes moyennes et petites qui ne participent pas à la fête (2). 70 à 80% du territoire et probablement jusqu'à 60% de la population française. Là, d'heureux accédants qui ont pu acheter à bon compte sont piégés : les biens se vendent difficilement ou ne se vendent plus, et les prix baissent. Si le travail ou l'activité économique se dérobe, c'est la catastrophe : impossible en bradant son appartement ou sa maison de se reloger là où le travail abonde, car les prix y ont flambé ! Or, plus les communes sont petites, plus le taux de propriétaires est important (3).

Cette assignation à résidence est de plus en plus considérée par les économistes comme un des facteurs, avec le déficit de formation, conduisant au paradoxe français du moment : un taux de chômage élevé et des difficultés de recrutement des entreprises.


Concentration des patrimoines et rente immobilière



Ce n'est donc pas le marché immobilier dans son ensemble qui monte, mais des marchés immobiliers, qui sont ceux qui bénéficient de la concentration spatiale des activités, et donc de ce qu'on appelle la "métropolisation" : concentration des investissements productifs et commerciaux et culturels, des infrastructures de transports, des universités et des établissements d'enseignement les plus prestigieux, des installations de santé, etc. La demande de logement y explose, tirant d'autant plus facilement les prix vers le haut que les conditions financières ont considérablement réduit la charge financière pour les accédants ou les investisseurs. S'en est suivie une valorisation immobilière qui ne correspond pas à une création de valeur, mais seulement de l'afflux d'activité et de population généré par l'évolution de l'organisation de la production de biens et services dans l'économie moderne, et aussi de la captation privée de la valeur créée par les investissements publics dans l'amélioration de l'environnement urbain (embellissement des centres-villes) et dans les infrastructures de transports (autoroutes et TGV) !

A contrario, les secteurs ruraux et les villes à l'écart de ce mouvement voient leur valeur immobilière au mieux stagner, et au pire diminuer, à mesure de celle de l'emploi et des services publics.

Ecoutons encore Yann Jéhanno, Président de Laforêt dans le communiqué euphorique du réseau Laforêt cité plus haut : "la « gentrification » des centres urbains et des quartiers les plus prisés écarte progressivement une clientèle plus populaire au bénéfice d’une population disposant d’un fort pouvoir d’achat. Ce phénomène conduit les prix à s’envoler dans certains coeurs de ville et quartiers prisés". Soyez sans crainte, dit-il en quelque sorte aux investisseurs : si vous achetez dans ces secteurs, votre plus-value est assurée !

Cette mécanique inexorable est parfaitement décrite depuis des décennies par les urbanistes comme le montre l'imposante bibliographie apportée par les auteurs d'une étude récente sur l'agglomération de Nancy, parfaite illustration s'il en fallait du phénomène (4). Elle alimente la concentration du capital, faiblement taxé sur les successions, et l'effet de rente décrite par les économistes, au détriment des jeunes ménages qui ont de plus en plus de mal à accéder aux centres urbains, et de l'économie (5) : elle aggrave les difficultés de recrutement par pénurie de logement accessible, elle pèse sur le pouvoir d'achat des ménages et oblige l'Etat à compenser ses conséquences par les coûteuses allocations logement et primes d'activité dont le montant s'élève à plusieurs dizaines de milliards d'euros par an !

Pire, ces centaines de milliards d'euros qui s'investissent dans des appartements et des maisons captent des flux financiers qui font défaut au reste de l'économie ; le stock de crédits à l'habitat (plus de 1.000 milliards d'euros) dépasse désormais celui des prêts aux entreprises !


Relégation spatiale et décrochage social



Ces évolutions, en oeuvre depuis la libéralisation de l'économie et la fin de la planification et des grandes politiques publiques d'aménagement du territoire, en même temps que le mouvement mondial de baisse des taux d'intérêt et de montée de l'endettement financier, ont creusé les inégalités entre ceux qui en bénéficient et ceux, de plus en plus nombreux, dont la précarité ou l'assignation spatiale ne permettent pas d'en profiter. Par l'éloignement et la discrimination dans l'investissement public (voir notamment le déficit de services publics en Seine-Saint Denis), les inégalités d'accès à l'emploi, à la santé et à un enseignement de qualité se "spacialisent", en même temps que l'éloignement pèse sur le pouvoir d'achat du fait du coût des transports. L'égalité des chances, ciment théorique de la République, s'en trouve sérieusement écornée comme le montre encore la dernière étude PISA (6) !

L'immobilier qui structure l'espace en concentrant les classes aisées dans les secteurs favorisés, et en reléguant les autres catégories dans les périphéries pavillonnaire et les banlieues, favorise l'archipélisation de la société française décrite par Jérôme Fourquet (7) et exacerbe les tensions dont les troubles récurrents dans les cités ou l'éruption du mouvement des "gilets jaunes" sont des symptômes parmi d'autres de crises multiples menaçant gravement la cohésion sociale autant que le fonctionnement économique du pays.


Et pendant ce temps-là, que font les gouvernements ?



Certes, les phénomènes décrits sont mondiaux, et assez largement liés à la phase néolibérale du capitalisme décrite dans un large consensus par les économistes. Mais la passivité des gouvernements successifs, voire leurs politiques à contre-courant est proprement désarmante. Il est vrai que celles-ci sont fondées sur une absence de compréhension des mécanismes de formation des prix sur les différents marchés interconnectés de l'immobilier : celui du résidentiel par rapport à celui des entreprises, celui de l'ancien et celui du neuf, celui de la vente et celui de la location, ou encore celui des terrains constructibles, etc. Exemple : tel président voulant faire baisser le prix du neuf en augmentant les droits de constructibilité, alors qu'une telle mesure n'aurait fait que pousser à la hausse celui des terrains (8)...

Il est vrai qu'ils sont pris par des injonctions contradictoires : celles du court terme poussant à ménager le pouvoir d'achat en maintenant coûte que coûte les régimes d'allocations, celles des propriétaires privés, électoralement importants, qu'on craint de désespérer, celles de l'industrie du bâtiment dopée à la défiscalisation et qui agite régulièrement le spectre des suppressions d'emplois. D'où souvent des allers-retours comme celui de Valls défaisant ce qu'avait fait Duflot, ceux récurrents sur le prêt à taux zéro, encore ces jours-ci, le maintien contre toute logique économique des régimes de réduction d'impôt pour les investisseurs privés, ou des mesures aberrantes comme les 5 euros sur les APL, puis la ponction de la RLS (réduction de loyer de solidarité) sur les HLM alors que c'est aujourd'hui le secteur dont on a le plus besoin (9). Résultat, rien ne change et on mécontente tout le monde : les propriétaires privés qui s'estiment surtaxés mais qui ne voient pas que la chute de leur rentabilité est liée à la baisse des taux d'intérêt, elle-même résultant de la politiques monétaires accommodantes des banques centrales, le bâtiment qui voit à nouveau s'assombrir ses perspectives, le secteur social enfin qui, sous couvert de restructuration et de rationalisation, se voit menacé par de multiples velléités de privatisation de son parc le plus rentable : par l'injonction de vente de ses patrimoines amortis ou par l'ouverture du capital des organismes à des capitaux privés.

En attendant, la construction faiblit à nouveau, les prix montent en même temps que le mal-logement, et ce ne sont malheureusement pas des artifices comme la dissociation du foncier et du bâti, qu'une proposition de loi actuellement au Parlement veut encourager (10) qui vont apporter la solution décisive. S'adressant à des populations de plus en plus précaires, l'encouragement à l'accession sociale - voire très sociale - à la propriété, même avec de multiples garde-fous, est peut-être malgré les intentions louables la bombe à retardement de demain, mettant des patrimoines immobiliers à gérer en copropriété entre les mains d'accédants à qui on ne donnera pas les moyens de les entretenir correctement. On dit que les Français aspirent à être propriétaires de leur logement, et ils n'ont pas tort d'un point de vue de liberté d'usage et de sécurité pour l'avenir. Mais leur appétence pour la propriété immobilière serait-elle la même s'ils avaient à leur disposition un parc locatif abondant, de qualité et bon marché, et si par ailleurs leur retraite était sécurisée ? Le taux de propriétaires est-il un objectif à poursuivre coûte que coûte alors que des pays comme l'Allemagne ou la Suisse se portent très bien avec un taux de locataires beaucoup plus élevé (11).

Certes, des progrès existent, en faveur de l'hébergement d'urgence, du logement étudiant, de la rénovation urbaine des quartiers dégradés ou de la rénovation énergétique du parc immobilier, incontestablement engagée. Une timide politique de revitalisation des petites villes est engagée. Mais aucune vraie politique d'aménagement du territoire, seule capable d'enrayer le creusement des inégalités territoriales : les contraintes budgétaires maintiennent les investissements publics à des niveaux notoirement insuffisants pour enrayer les mécanismes à l'oeuvre, minant la cohésion du pays et compromettant en même temps la réponse à l'urgence climatique...

Enfin, que dire sur les dangers que représente la situation présente de l'immobilier et de son financement à taux fixes à la fois pour ceux qui y ont investi et pour les banques qui leur ont prêté ? La fuite en avant des politiques accomodantes des banques centrales doit avoir une fin. Que va-t-il se passer si les taux augmentent et si les banques, fragilisées par la baisse des taux et les renégociations de crédits, actuellement rappelées à l'ordre par les autorités monétaires, serrent ne serait-ce qu'un peu le robinet du crédit ? L'aspirateur à épargne que constitue l'immobilier ne risque-t-il pas, comme le rappelle l'éditorial des Echos du 26 décembre 2019, de se transformer en piège pour les sommes colossales qui s'y sont investies ces dernières années (12) ?



(1) Laforêt - Point marché 2019 19 décembre 2019 : "Marché de l'immobilier ancien 2019 : l'alignement des planètes"

(2) Baromètre Les Prix de l'immobilier/SeLoger - target=_blank>Les tendances du marché immobilier à fin octobre 2019

(3) Enquête CM ANALYTICS VousFinancer/UNPI - 16 juillet 2019 : "Taux de propriétaires : diversité et réalité des territoires en France... - Quels enseignements pour les politiques publiques ?"

(4) Metropolitiques.eu - 2 décembre 2019 : "Après les villes et les banlieues, les gentrifieurs envahissent le périurbain"

(5) INSEE Focus n°176 - 19 décembre 2019 : " target=_blank>10 % des ménages détiennent près de la moitié du patrimoine total"

(6) Programme international de l’OCDE pour le suivi des acquis des élèves (PISA) 2019 - Résultats 2018 France

(7) IFOP - 7 mars 2019 : " target=_blank>L'archipel français : naissance d'une nation multiple et divisée"

(8) Universimmo.com - 9 septembre 2019 : "Hausse continue des prix de l'immobilier : un débat biaisé"

(9) Universimmo.com - 9 septembre 2019 : "Où va le marché immobilier résidentiel ?"

(10) proposition de loi visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles aux Français

(11) OCDE : Distribution des statuts d'occupation de logements dans les pays de l'OCDE

(12) Les Echos - 26 décembre 2019 : "Immobilier : le piège de pierre"


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